Petit retour aux origines critiques et littéraires d'Erste avec ce billet écrit par un ami. Plutôt que de le laisser prendre la poussière numérique, et à sa demande, je vous le laisse à lecture.
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A propos du 13ème amendement...
Notez, pour commencer, que j'ai pris soin de ne pas nommer ce texte « à propos du Lincoln de Spielberg » tant le film n'est pas un film sur la vie du 16ème président des États-Unis d'Amérique mais sur le combat de cet homme pour voter le 13ème amendement de la Constitution, qui je le rappelle pour ceux qui auraient dormi sur la quasi totalité de la séance, avait pour but d'abolir l'esclavage. On peut donc le dire sans complexes ni ambiguïtés, c'était une réforme noble, dans le sens le plus absolu du terme. Donc, le film est l'histoire d'un épisode de l'Histoire.
Je suis d'un naturel plutôt discret et je ne débats publiquement sur les films que très rarement. Mais quand j'ai entendu comme remarques sur Lincoln que Spielberg « déifiait le président » à grands coups de bons sentiments (critique tellement adressée à l'encontre des films de Spielberg que je m'étonnerais le jour où on ne la fera plus), et que le film était une « célébration de l'Amérique », j'ai pris les choses en main et j'ai écris ce texte, tant ces deux idées me semblent complètement passer à côté du sujet du film. Ce qui est grave, puisque elles offrent une lecture alors totalement faussée de l'œuvre. De plus, on en viendrait presque à trouver que Spielberg est bêtement moralisateur. Oui, Spielberg est moralisateur, oui il défend une morale, et heureusement que notre société n'est pas encore complètement détruite par un cynisme ravageur et que le cinéma peut encore traiter ses sujets de manière juste, morale, responsable et mature, faisant appel à des sentiments purs. Drôle d'époque où la droiture morale est remise en cause.
L'idée la plus facilement démontable (même si en soi elles le sont toutes deux) est celle de la célébration de l'Amérique -par ce cinéma. Le film, même si il prend le point de vue (entre autres) d'un des présidents les plus connus et populaires des USA, n'est pas une célébration de l'Amérique. Une célébration du principe de démocratie, peut être -même si, en écrivant ces lignes, je me rends compte que ce n'est pas si simple que cela, j'y reviendrai-. Surtout que, si mes souvenirs sont exacts, on ne distingue le drapeau américain, symbole de la grandeur des USA le plus flagrant et le plus connoté, lorsqu'il n'est pas noyé dans les décors présidentiels et donc à sa juste place, que deux fois. Un lors de l'introduction montrant les combats de la Guerre de Sécession (donc par définition bien barbare, même si on est loin du débarquement de Il faut sauver le soldat Ryanen terme de barbarie) et un autre, flottant ironiquement derrière Lincoln lorsque ce dernier « visite », contemple, les restes de la boucherie de la bataille de Petersburg. Si on résume, il est dans les deux cas, présenté dans des contextes peu reluisants. Du plus, tout cela est doublement plus ambigu car cette guerre est intimement liée au vote du 13ème amendement. Du moins, c'est la position du film. En effet, il est exposé à plusieurs reprises que Lincoln avait en son pouvoir immédiat la possibilité de mettre fin à la guerre et d'arrêter les massacres. Mais il devait, pour ça, enterrer l'espoir de faire voter le 13ème amendement. On peut même, rapidement, en passant, évoquer que le principe de la Guerre de Sécession, c'est un pays qui se bastonne lui même. Elle est belle, la célébration de l'Amérique !
Or, Lincoln avait un cap politique à tenir, une destination que sa morale l'obligeait de suivre. C'est d'ailleurs de cette manière que le sujet du 13ème amendement sera introduit dans les premières minutes du film: Lincoln raconte un rêve à sa femme, un rêve où il semble se trouver sur un navire voguant vers l'horizon, qui le mène seul vers une destination inconsciente; mais une chose est sûre: il y va et rien ne doit le détourner de ce cap... Lincoln aura beau trouver des excuses, sa femme n'est pas dupe: son mari est obsédé par le vote du 13ème amendement et en fait son combat politique pour son second mandat (en parallèle du combat militaire de la Guerre de Sécession, les deux étant je le rappelle intimement liés, la guerre opposant les états abolitionnistes aux états confédérés esclavagistes). Le film se terminera sur le discours d'investiture de Lincoln, qui clôt donc ce cap qu'il aura suivi, et qui lui aura vraisemblablement coûté la vie. On aurait pu, parti de là, avoir un portrait défié de Lincoln, cet homme qui aura tout sacrifié pour faire triompher l'humanisme et le progrès. Faire un film où il serait en somme représenté à la manière de sa colossale statue trônant littéralement dans le temple qui lui est dédié, à Washington. Ce n'est évidemment pas le cas. Ou du moins, si: il aura tout sacrifié pour faire triompher son humanisme (et Spielberg lui même est un humaniste). Et c'est justement là que se pose toutes les ambiguïtés du film sur la personnalité de Lincoln et la trace qu'il aura laissé dans l'Histoire de son pays.
D'un point vue historique général, ce qu'on retiendra de la présidence de Lincoln, c'est l'abolition de l'esclavage, et c'est ça qu'on nous enseigne à l'école. C'est le but atteint qui déifie Lincoln. Le film, en retraçant l'épisode du vote du 13ème amendement, en présente également toutes les nuances; les moyens qui ont mené à la fin. Et là, difficile de dire autre chose que ces deux phrases où rien ne peut être redit ensuite, assénées chacune par un républicain (Taddeus Stevens, joué par Tommy Lee Jones) et par un sudiste: Stevens: « The greatest measure of the 19th century was passed by corruption, aided and abetted by the purest man in America. » et «Your Union, sir, is bonded in cannonfire and death. ».
Comme je l'ai dit plus tôt, il est clairement exposé que Lincoln avait en son pouvoir d'arrêter la guerre et les massacres, mais le prolongement de la guerre était la condition sine qua non pour que le 13ème amendement soit voté par le Congrès, alors séparé des états confédérés forcément anti-abolition. Lincoln prend donc sur lui de continuer les massacres pour atteindre ses ambitions politiques, aussi nobles soient-elles. Le film pose la question de jusqu'où faut-il aller pour accomplir quelque chose, de est-ce que la fin justifie-t-elle bien les moyens, et surtout de la légitimité. Lincoln était-il légitime en allongeant la guerre et incitant à la corruption des députés pour faire voter son rêve politique ? Tant et si bien qu'il apparaît presque comme un dictateur (il est fait mention du fait qu'il a muselé la presse et violé l'habeas corpus ), rabattant à ses collaborateurs qu'il est un président qui investit d'immenses pouvoirs et qu'en tant que tel, ils allaient lui trouver les deux voix qui lui manquaient pour faire voter l'amendement. Tout cela semble venir résonner ironiquement à nos oreilles quand on sait que le film s'ouvre sur Lincoln dialoguant avec des soldats noirs qui récitent, visiblement émus et touchés, la célèbre Adresse de Gettysburg et son «that nation, under God, shall have a new birth of freedom, and the government of the people, by the people and for the people, shall not perish from the earth », qui renvoie donc directement aux promesses de Lincoln de liberté du peuple et au concept même de démocratie, alors que lui même est tenté d'user et abuser de ses pouvoirs. L'Adresse est un des discours les plus fameux des USA, et à juste titre associé au mythe Lincoln, contribue au souvenir de sa gloire. Mais le film révèle que Lincoln n'est pas aussi blanc que sa statue. Il aura, à la fin de sa vie, le sang de milliers de soldats sur ses mains, poussé à corrompre, et aura même menti au Congrès sur d'éventuelles négociations de paix (ce qui est passible d'impeachment, donc de se voir retirer le siège présidentiel. Le mensonge en question étant de plus une ruse d'avocat, une manipulation habile mais moralement douteuse des mots « Il n'y a pas, à ma connaissance, d'émissaires... »). Lincoln est donc présenté comme près à tous les risques autant politiques qu'humains pour réussir. Quitte à ce qu'il passe pour un président boucher. Fort heureusement pour lui (ou pas), l'Histoire retiendra ses accomplissements et non pas les moyens utilisés pour réussir. Spielberg, d'ailleurs, dans sa mise en scène (très classique; d'ailleurs Spielberg aurait voulu sanctifier, sublimer Lincoln, il aurait été beaucoup moins posé d'un strict point de vue cinématographique), loin de déifier Lincoln, le présente le plus souvent dans des pièces plongés dans la pénombre ou lui-même filmé en contre-jour, révélant cette part obscure, cette Histoire non racontée derrière le mythe, pour finir par le montrer vieilli, atteint par 4 ans de guerre, de massacres, de sacrifice, et de concessions. Car Lincolnest un film sur la concession et le compromis pour faire passer ses idées politiques, que ce soit Lincoln qui choisit de faire perdurer les massacres pour voter son amendement, ou Stevens qui, bien que convaincu de l'égalité des races, se résout, quitte à être discrédité auprès des ses pairs, à marteler à l'opposition qu'avec l'amendement, il n'est pas question d'égalité des races, mais d'égalité des hommes face à la loi.
Et, cependant, Lincolnn'est pas un film qui cède à un désir pervers de détruire le mythe de Lincoln en le montrant comme totalement pourri. Il reste quelqu'un, politiquement parlant, qui avait son idéal de démocratie, et s'est battu, malgré tous ces sacrifices listés plus haut, pour faire triompher cet idéal. De plus, Spielberg est un humaniste, et il aurait paru maladroit qu'il détruise un mythe aussi fédérateur pour les américains que celui de Lincoln. Il n'a fait qu'apporter des nuances, des précisions sur les conditions et sacrifices concédés pour voter le 13ème amendement. Il s'interroge sur les moyens, sans nier l'apport de Lincoln pour son pays, pour finalement faire comprendre que malgré le fait qu'il ait du sang sur les mains, ce qu'il ne faut pas oublier, c'est sa vision progressiste, que ses moyens n'étaient pas reluisants mais qu'il a accompli un idéal de liberté et de démocratie et « sauvegarde » ainsi l'imagerie populaire de Lincoln (les discours célèbres et l'attitude même de Lincoln y participent). Le jeu (phénoménal) de Daniel Day-Lewis montre également un personnage sensible, tiraillé entre l'obligation de rester ferme dans son ambition politique et son désir de laisser exprimer ses sentiments, qui se montre tantôt bienveillant, tantôt espiègle en racontant ses anecdotes et histoires, peut se montrer colérique, ou exprimer une fermeté dure, mais aussi clément et en proie au doute.
On m'a également présenté, cyniquement et de manière manichéenne, que les abolitionnistes étaient tous beaux et gentils alors que les anti-abolitions et les sudistes n'étaient pas beaux et méchants. C'est faire preuve d'un triste aveuglement: soit les pros étaient convaincus, dans leur personne, du bien fondé de l'amendement, soit étaient corrompus (donc en quelques sortes forcés à voter « aye »), soit ont dû faire des compromis (Stevens, mais aussi donc les corrompus), voir même par moment grotesques (les hommes chargés par Lincoln de trouver les voix manquantes). Le vote de l'amendement, alors qu'il devait être un grand moment pour le concept de liberté et d'égalité, est lui-même devenu une simple affaire de calcul et de chiffres du point de vue des abolitionnistes, en la personne même de la femme de Lincoln, comptant le nombre de voix restantes pour remporter la victoire, réduisant la portée humaniste et libertaire de l'amendement à une froide opération mathématique. Mais le débat de l'abolition de l'esclavage est un débat auquel il est difficile de se positionner contre, d'un simple point de vue éthique: aucun homme ne mérite de vivre en servitude, et de ce constat là, il est malaisé de présenter le sudistes et les anti-abolitions comme nuancés puisqu'ils portent en eux et en leurs idées un discours auquel on ne peut pas et on ne devrait pas souscrire, et ce quelles que soient les époques et les contextes. D'ailleurs, la seule tentative de nuance dans le film, quand Lincoln va signer la paix avec les émissaires sudistes, s'avère être un échec. Le sudiste explique de manière matérialiste que l'économie des états du Sud reposent sur l'esclavage, qu'il est, en somme, nécessaire pour la survie de ces états, ce à quoi Lincoln rétorque que, quoiqu'il arrive maintenant, l'esclavage est de l'histoire ancienne, rappelant que rien ne pouvait justifier l'esclavage (au cours du même dialogue est fait référence à Lincoln comme président des canons et de la mort, soulignant une nouvelle fois le lourd prix qu'il a fallu payer pour voter le 13ème amendement). Notons néanmoins la subtilité qui veut que tout le monde, sauf Lincoln, souhaite la paix immédiate. Il me semble même, mais ça n'engage que moi, que les premières propositions d'achever la Guerre de Sécession viennent des sudistes eux même, et non pas de ceux qui sont, selon les critiques prénommées, bêtement du « bon côté ». Les sudistes ne veulent pas du massacre, contrairement, en un sens, à Lincoln pour qui la poursuite des combats est nécessaire.
Il n'est pas question, dans Lincoln, de présenter le président comme un Dieu ou de le dénoncer comme un total pourri. Certains de mes camarades ont rapproché le plan de Lincoln sur son lit de mort à Jésus (renforçant sa supposée déification). Je doute que la référence soit là pour « sublimer » Lincoln, elle est picturale: le Christ a été représenté et interprété des centaines de fois en peinture et il est donc facile de s'identifier à ces représentations pour un cinéaste (et de facto un spectateur), mais la référence est seulement une référence d'image, elle n'aurait aucun sens si c'était pour défier le président décédé; et si il y avait vraiment une référence autre, je la pense plus humaine que religieuse: le Christ, après tout, est mort parce qu'il avait tenu le cap qu'exigeait son idéal et ses croyances, même si ça impliquait des sacrifices. Un peu comme Lincoln, en fait. La figure présentée par Spielberg n'est donc ni pourrie, ni déifié: il est le juste milieu, il n'est qu'un homme; un grand homme, certes, mais qu'un homme, qui a ses qualités et ses défauts, mis face à ses engagements, ses convictions, ses décisions et les conséquences qu'elles entraînent (Lincoln prenant conscience des sacrifices et de sa propre culpabilité lors de la visite du champs de bataille de Petersburg). Thème cher à Spielberg, il est également présenté comme père en proie au doute, cherchant à se racheter avec son dernier, alors qu'il se doit de garder une rigueur quant à ce cap politique qu'est le 13ème amendement. Magnifique mise en scène, du coup, du vote de l'amendement car en parallèle est montré Lincoln passant du temps avec son fils alors que sa grande réforme est en passe d'être adoptée. Quand on sait que Robert, son fils aîné qui a choisi de défier l'autorité à la fois parentale et présidentielle, est le seul des fils Lincoln a avoir passé l'âge adulte, la relation entre Lincoln et son jeune fils prend une autre dimension triste car, finalement, certes il aura assuré son rôle de père avec Ted mais pas avec Robert, et n'aura peut être jamais vraiment l'occasion de s'excuser.
Le film est une balance de la démocratie, qui pèse les pour et les contre en confrontant finalités et moyens. Le propos du film est universel, ne se confine pas à la seule Histoire des États-Unis (il ne peut pas, ainsi, être vu comme un film qui célèbre l'Amérique), et trouve des échos dans bien d'autres domaines que l'esclavage et plus généralement les discriminations, et met en évidence la nécessité de tenir un cap en politique, surtout quand il s'agit de liberté, d'égalité et de fraternité. Un grand Spielberg, à part dans sa retenue, puissant dans son propos, nuancé mais sincèrement humaniste, admirable dans sa finalité.
– Ragnarök –